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lundi 4 juillet 2016

538-AUGUSTE RODIN À NICE : LE BALCON DE "LA VILLA NEPTUNE", 1879




- CORDIER Charles (1827-1905) et RODIN Auguste (1840-1917), Masque de Neptune, 1879,
occupant la clef de l'arc de la grande baie du balcon 
(anciennement au premier étage de la façade de la Villa Neptune, démolie), photo 2016. 



ÉTAT DES LIEUX   


La documentation concernant la venue d'Auguste Rodin à Nice est peu conséquente (documents textuels et iconographiques) et contradictoire. La date est déjà sujette à caution : printemps ou été 1877, 1878 ou 1879 ? 

Si tout le monde s'accorde à dire que Rodin vient travailler à la demande du sculpteur Charles Cordier (1827-1905), certains pensent qu'ils sont venus ensemble de Paris, d'autres qu'une lettre de Cordier a invité Rodin à le rejoindre.

Selon les auteurs, Rodin a taillé la pierre ou bien s'est contenté de modeler en terre crue de petites figures, agrandies et taillées ensuite par un autre exécutant. 
Certains précisent que Rodin n'a taillé qu'une seule des deux figures (sans préciser laquelle) et Charles Cordier, l'autre.



- CORDIER Charles (1827-1905) et RODIN Auguste (1840-1917), Ancien balcon de la Villa Neptune, 1879,
déposé dans le jardin du Musée des Beaux-Arts Jules Chéret de la Ville de Nice, photo 2016
pierre, carré d'environ 4,50x4,50 m.



- CORDIER Charles (1827-1905) et RODIN Auguste (1840-1917), Ancien balcon de la Villa Neptune, détail, 1879, photo 2016.



- CORDIER Charles (1827-1905) et RODIN Auguste (1840-1917), Ancien balcon de la Villa Neptune, 1879,
vue de l'intérieur, photo 2016.



LE BALCON DE LA VILLA NEPTUNE


- La Villa Neptune, Promenade des Anglais, Nice,
photographie extraite de la revue Le Feu (Aix-en-Provence), 1er trimestre 1941, p 62,
document aimablement fourni par l'historienne niçoise Véronique Thuin-Chaudron que je remercie vivement.


Auguste Rodin vient à Nice pour travailler, sous la direction de Charles Cordier, à la décoration de la façade d'une villa sise 109, Promenade des Anglais (près du Pont Magnan), destinée à être offerte par un admirateur à la cantatrice Mademoiselle Schoen. 
Cette villa appartiendra par la suite au Docteur et homme politique Edouard Grinda (1866-1959 - député des Alpes-Maritimes et un temps Ministre du Travail) d'où le nom de Villa Grinda parfois retenu. 


- CORDIER Charles (1827-1905) et RODIN Auguste (1840-1917), Masque de Neptune, 1879,
occupant la clef de l'arc de la grande baie du balcon 
(anciennement au premier étage de la façade de la Villa Neptune, démolie), photo 2016.



- CORDIER Charles (1827-1905) et RODIN Auguste (1840-1917), Triton gauche et droit de l'ancien balcon de la Villa Neptune, détails, Nice, 1879. 



C'est cependant sous le nom de Villa Neptune que cette propriété, désormais disparue (démolie en 1966), est le plus souvent citée ; cette dénomination provient justement du décor de la tribune en encorbellement (balcon) de la baie centrale du premier étage, ornée d'un grand arc en anse de panier adouci d'un tore, timbré à la clef d'un masque de Neptune et reçu latéralement par deux cariatides à queue de sirène. Cet ensemble est heureusement conservé dans le jardin (côté nord-ouest) du Musée des Beaux-Arts (Jules Chéret) de la Ville de Nice.


- Jardin du Musée des Beaux-Arts Jules Chéret (façade ouest) de la Ville de Nice, avec le balcon de la Villa Neptune (au nord), 1879.



Voici l'extrait d'un article en ligne qui cite une précieuse lettre de Charles Cordier à Auguste Rodin mais n'en précise ni la date ni le lieu de conservation : « Venez donc me rejoindre à Nice, mon cher Rodin... Nous ferons des esquisses en outre de la pierre et nous passerons le temps le plus agréablement possible. Votre chambre est prête et ma cuisinière nous soignera. J'ai du vieux bordeaux et les bains de mer nous referont le tempérament. » (Archives La Croix, 24 février 2004, article de Gignoux Sabine : "Charles Cordier, Le sculpteur de couleurs".

Il me semble que c'est bien la date de l'année 1879 qui doit être retenue. C'est celle qu'affiche actuellement le Musée Rodin (mais cela n'a pas toujours été le cas) et François Blanchetière précise d'ailleurs dans son ouvrage (Rodin : les arts décoratifs, 2009 p 81) que Rodin a travaillé à Nice en août et septembre 1879. 

Charles Cordier (ancien élève de François Rude), sculpteur célèbre dès le milieu du XIX° siècle pour ses œuvres orientalistes et polychromes, possédait une Villa mauresque à Nice depuis 1870 et la conserva jusqu'en 1904. Il a signé notamment plusieurs œuvres niçoises dont le Buste en bronze d'Auguste Gal (1884, Cimetière du Château), le Buste en marbre du Maréchal André Masséna (1893, jardin du Musée Masséna) et les deux portraits (médaillons de bronze) de la Chapelle Stevano (après 1893, Cimetière de Cimiez).

La Revue Universelle de 1935 (volume 61 pp 315-316) explique qu'au début du XX° siècle (années 1910), Rodin invité par Monsieur Gabriel Hanotaux dans sa propriété de Roquebrune-Cap-Martin, se mit, lors d'un passage à Nice, "à la recherche de la Villa Neptune pour désigner à son hôte les deux figures dont il était l'auteur et que seul avait signées Cordier". Il est probable que Rodin ait modelé puis taillé ces figures, payé semble-t-il 3 francs de l'heure. Le masque de Neptune reste à attribuer.


- CORDIER Charles (1827-1905) et RODIN Auguste (1840-1917), Triton gauche de l'ancien balcon de la Villa Neptune, Nice, 1879,
figure d'environ 3 m de hauteur, photo 2016.


- CORDIER Charles (1827-1905) et RODIN Auguste (1840-1917), Triton droit de l'ancien balcon de la Villa Neptune, Nice, 1879,
figure d'environ 3 m de hauteur, photo 2016.


- Queue du triton droit de l'ancien balcon de la Villa Neptune, accostée de la seule signature de Charles Cordier, Nice, 1879.



Les cariatides niçoises (monstres hybrides mythologiques) sont semblables mais ne sont pas jumelles : celle de gauche a la tête et le torse de trois-quarts et les jambes de profil, fesses visibles ; celle de droite a la tête de profil, le torse et les jambes de face.
Toutes deux ont une attitude dansante, célébrant Neptune, avec le torse rejeté en arrière, ressortant des piédroits de la baie pour se retrouver en partie sur la façade. Elles ont un bras levé, main posée sur le tailloir recevant l'arc, et un bras baissé tenant un trident (attribut traditionnel de Neptune). 

Leurs deux jambes, soulignées d'une crête de nageoire, se métamorphosent à partir du genou en queues de poisson, s'enroulant longuement l'une autour de l'autre et se terminant en nageoire caudale.

Dans leur dos, un élément double semble de petites ailes (proches de celles d'un papillon) évoquant des représentations des putti ou Amours voletant traditionnellement autour du Char de NeptuneLa Naissance de Vénus ou Le Triomphe de Galatée (encore si courants au XIX° siècle - Art Pompier). Il semble que les tritons ailés soient, pour leur part, plus rares.



- CORDIER Charles (1827-1905) et RODIN Auguste (1840-1917), Triton gauche de l'ancien balcon de la Villa Neptune, Nice, 1879,
détail du trident et des ailes, photo 2016. 

- CORDIER Charles (1827-1905) et RODIN Auguste (1840-1917), Triton droit de l'ancien balcon de la Villa Neptune, Nice, 1879,
détail de la double terminaison en queue de poisson, photo 2016.


- Attribué à CALDARA Polidoro (1492-1543), Un triton ailé urinant, sa tête, un autre triton ailé soufflant dans une conque, première moitié du XVI° siècle,
dessin à la sanguine, 10,6x17,1 cm, Paris, Musée du Louvre.




L'ensemble de la baie (cariatides et masque de Neptune) forme une allégorie de la Mer (puissance, voyage, commerce, richesse) en façade de la villa, sur la Promenade des Anglais face à la Méditerranée, et cette allégorie n'est pas sans rappeler les décors antiques, renaissants, classiques et baroques, notamment celui des fontaines ou des proues de navires ; la présence d'un décor végétal sur l'arc (algues ondoyantes des écoinçons) et le devant du balcon (rinceaux, instruments de navigation) induit d'ailleurs cette même référence.



- CORDIER Charles (1827-1905) et RODIN Auguste (1840-1917), Décor végétal de l'ancienne baie de la Villa Neptune, Nice, 1879,
détail de l'écoinçon droit et du balcon, photos 2016.


- LE BRUN Charles (1619-1690), peintre, et AUDRAN Jean (1667-1756), graveur, Fontaine des Tritons, fin XVII° siècle,
planche 13 du "Recueil de divers dessins de Fontaines et de Frises maritimes inventés et dessinés par Charles Le Brun...",
 deux fontaines, aux enfants ailés debout sur des tritons soufflant dans des conques marines ou sur des dauphins et Fontaine des Tritons,
estampe, 43x29 cm,Versailles, châteaux de Versailles et de Trianon.


- Nice, Fontaine des Phocéens, dite des Tritons, fin XVIII°s-début XIX° s.,
marbre, quatre tritons soufflant dans leur conque, Jardins Albert 1er,
(fontaine probablement inspirée de la célèbre Fontaine du Triton du Bernin, Rome, 1642-1643).


- Attribué, sculpteur : CARAVAQUE François (1652 - 1698), d'après, dessinateur : MATHIAS Jean (1640 - 1706), Triton soufflant dans une conque, 1694,
ornements de la Réale, lieu de création : Marseille,
décor de poupe, 165x121x58 cm, poids 60 kg, Musée national de la Marine.

- Triton, proue de navire du XVIII° siècle,
fonds musée des Salorges, Musée d’histoire de Nantes.


- PARODI Domenico (1672-1742), Nymphée de la cour intérieure du Palais Nicolosio Lomellino ou Palais Podestà à Gênes (Ligurie, Italie), première moitié du XVIII° siècle,
un exemple (situé à 200 kms de Nice) qui a pu influencer le duo Cordier/Rodin.





Il est à noter que les thèmes des tritons et des néréides ont été traités à plusieurs reprises dans l'oeuvre de Rodin, dans ses dessins (aquarelle, gouache et graphite, 32,4x25 cm, vente Christie's) et ses sculptures (Triton et Néréide sur un dauphin, terre cuite, vers 1886-1893 au Metropolitan Museum de New-York ; plâtre au MBA de Lyon, vers 1900 ; bronze, vers 1900, sur artnet).


- RODIN Auguste (1840-1917), Triton, vers 1900,
dessin signé 'Auguste Rodin' (en haut à droite), titré et inscrit 'bas Triton' (en bas à gauche),
aquarelle, gouache et graphite sur papier, 32.4 x 25 cm, Collection particulière.


- RODIN Auguste (1840-1917), Triton et Néréide sur un dauphin, vers 1900,
bronze, 24x28 cm, Collection particulière.


Rodin a déjà traité le thème des cariatides à Bruxelles (intérieur du Palais de la Bourse, vers 1871-72 ; façade d'une maison du boulevard Anspach, vers 1874) et il le reprendra vers 1881-82 avec la figure assise de la Cariatide tombée portant sa pierre (puis portant une urne ou une sphère).
Les cariatides de la Villa Neptune ont été, par leur posture, leur bras levé, leur torsion et leurs jambes interrompues au genou (queue de poisson à Nice), rapprochées dès 1936 (Judith Cladel, Rodin, sa vie glorieuse, sa vie inconnue, Paris, 1936 p 134) du Torse d'Adèle (avant 1884, 1882 ?) plusieurs fois réutilisé dans les œuvres de Rodin (complété dans l'angle supérieur gauche du linteau de La Porte de l'Enfer, modifié pour L’Éternel Printemps, vers 1884). La cariatide de gauche est la plus proche de la sculpture évoquée.


- CORDIER Charles (1827-1905) et RODIN Auguste (1840-1917), Triton gauche de l'ancien balcon de la Villa Neptune, 1879,
pierre, hauteur de la figure, env. 3 m, vue prise de l'intérieur de l'arc, photo 2016.

- RODIN Auguste (1840-1917), Torse d'Adèle (modèle, Adèle Abruzzesi), avant 1884,
terre cuite, 11x37,5x16,4 cm, Paris, Musée Rodin,
vue volontairement verticalisée.


Il existe cependant des différences. A Nice, ce sont des enfants potelés, des enfants-tritons dépourvus de sexe mâle ou bien des enfants-sirènes ou néréides mais dans tous les cas, sans la poitrine et la sensualité du Torse d'Adèle



- CORDIER Charles (1827-1905) et RODIN Auguste (1840-1917), Masque de Neptune, détail, 1879,
occupant la clef de l'arc de la grande baie du balcon, photo 2016,
le mascaron, comme les têtes de tritons, a des yeux à la pupille excavée et offre de longues mèches  individualisées. 



Cette réalisation niçoise faite un an avant la commande de La Porte de l'Enfer montre qu'à cette époque l'artiste, âgé de près de 40 ans mais méconnu, est encore obligé d'accepter un travail d'ornemaniste, d'exécutant (Manufacture de Sèvres, décoration d'immeubles à Nice, Marseille et Strasbourg) et de tailleur de pierre, en œuvrant à l'ombre de maîtres reconnus (Albert-Ernest Carrier-Belleuse, Henri-Joseph-Charles Cordier).